L'Œil de la Nuit - Tome 1, la critique

Serge Lehman étend progressivement l'univers qu'il a créé dans Les Brigades Chimériques. Après plusieurs albums chez L'Atalante, il est passé chez Delcourt où il a livré une version moderne de sa réflexion dans Masqué puis revient à ses anciennes amours du début du siècle dernier avec L'Œil de la Nuit.

"Je me demande s'ils ont des philosophes, là-haut ?"

Retour aux années du scientisme, des bons mots et des héros de feuilletons littéraires. Nous sommes en 1911, la guerre n'a pas encore éclaté mais couve sa fureur destructrice dans les conversations des puissants. Les scientifiques, eux, avancent bride abattue vers le Progrès, ayant troqué les anciennes croyances pour une foi encore plus absolue dans la Science. Théo Sinclair est lui un jeune chercheur qui fréquente le beau monde, il sera amené à devenir le Nyctalope. Enfin, pas vraiment puisque suite à un petit couac de droits, la bande dessinée a été renommée L'Œil de la Nuit. Le propos reste le même et c'est avec un plaisir visible que Serge Lehman et le dessinateur Gess retrouvent cette époque où l'aventure semble appeler ses champions de tous les côtés.

Les Brigades Chimériques étaient un moyen pour l'auteur du Cycle de F.A.U.S.T. de faire du comics à la française, de réinstaller le super-héros dans une tradition européenne, dont la Première Guerre Mondiale était le catalyseur alors que nos amis outre-Atlantique avaient fait de la suivante celle qui critalisa le genre super-héroïque. Il continue ce projet ici, en se lançant dans le traditionnel récit des origines du héros. Ce qui le définit, quelles sont les motivations de son combat et surtout : qu'est-ce qui lui a donné ses pouvoirs ? Il va faire tout cela, mais dans l'ambiance de début du XXème siècle. Avec un langage terriblement typé, qui nous plonge directement dans le ton de ces récits d'aventure et de science-fiction qui sortaient par centaines à l'époque, dont Lehman est aujourd'hui l'un des plus fameux historiens.

"Cette histoire martienne est une mine d'or."

Pour replonger plus facilement dans cette période, Lehman va nous distiller des références au fil des pages. Les noms d'Arsène Lupin ou H.G. Wells sont ainsi découverts au fil des pages, les personnages de feuilletons de l'époque croisent le chemin de nos héros et tout confère cette impression d'être revenu un siècle en arrière. Surtout, Lehman jongle très bien avec ses clins-d'œils et intègre toute cette cohorte de références dans son récit de façon très organique. Jamais il ne force l'évocation de tel ou tel personnage, préférant les laisser agir sur l'intrigue comme s'ils étaient parti prenante de son histoire. D'ailleurs, le récit en lui-même est un hommage à ces romans scientifiques, avec des morts inexpliquables, des mystères qui doivent être résolus et un exotisme de bon aloi.

On regrettera juste que pour installer cette ambiance, le récit en lui-même se déroule assez lentement. Ainsi, si de nombreux événements secouent le héros, il ne se passe en substance pas grand-chose. L'exercice de style imposé par une origin-story est peut-être aussi ce qui ne permet pas au scénariste d'avancer pied au plancher. Il nous laisse cependant sur un cliffhanger digne des meilleurs romans feuilletonnesques, promettant un second tome bien plus enlevé. Si Lehman est contraint par le nombre de pages, Gess lui peut y exprimer toute sa joie de retrouver cet univers. Fourmillant de détails qui nous offrent un théâtre plus que convaincant aux aventures de Théo Sinclair et compagnie, il rend allégeance aux comics avec certaines pages qui ne sont pas sans nous rappeler du Mike Mignola. D'ailleurs, toujours côté comics, la couverture est dessinée par Benjamin Carré, autre dessinateur Nantais qui a notamment œuvré pour Dark Horse sur leurs productions Star Wars.

Si ce premier tome nous laisse un peu sur notre faim, c'est qu'il présente un univers immédiatement attachant. Le plaisir de retrouver les auteurs des Brigades Chimériques dans ce monde étrange est doublé par une réflexion toujours intense de Serge Lehman sur l'imaginaire collectif et notamment cette amnésie volontaire qu'aurait subit l'Europe au tournant de la Seconde Guerre Mondiale.