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Édito
par Thomas Mourier - le 17/11/2022
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par Thomas Mourier - le 17/11/2022

Rencontre avec Janry, Gihef & Morgann Tanco : « Tout est sous contrôle… mais pas vraiment ! »

Sortie fin octobre chez l’éditeur belge Kamiti, Groot & Broot est une BD d’humour à gags tenus par un fil rouge : des fugitifs extraterrestres qui décident de se planquer sur Terre et galèrent tant bien que mal à s’intégrer parmi les humains. À l’occasion du festival Quai des Bulles, nous sommes allés à la rencontre de ses auteurs : Janry, Gihef & Morgann Tanco.

Scénarisée à quatre mains par Janry et Gihef et dessinée par Morgann Tanco, Grott & Brott est une BD humoristique mettant en scène Grott et Brott, des criminels de la planète Krouton venus se planquer sur Terre pour échapper aux forces de police de leur planète. Reconvertis en épiciers de quartier pour éviter tout soupçon, leurs rencontres avec les autochtones terriens et leurs us et coutumes sont un prétexte parfait pour enchaîner les gags.

Quelle est l’origine de ce projet à 3 auteurs, dont 2 scénaristes, qui sont aussi un peu dessinateurs ? 

Janry : Par accident, on a partagé la même bulle [pendant la période COVID], et comme on papote beaucoup, on s’est dit : « Tiens ! Il y a une idée de scénario qui passe par chez lui. » Et Gihef me dit : « Pourquoi pas ? Est-ce qu’on ne le ferait pas à deux ? Ça me rappelle une idée que j’ai eue avant. » 

En général, quand un truc se passe comme ça, on fouille nos archives. En travaillant en BD, on a plein de petits trucs qui dorment, mais qui se réveillent, on ne sait pas pourquoi. De mon côté, par exemple, j’avais eu une idée qui s’appelait « Crotte & Proute ». L’idée, c’était des éclaireurs martiens qui sont envoyés pour surveiller la Terre, avec l’intention de l’attaquer. Ils rentraient et devaient faire un rapport. Et à chaque fois, il tombait sur un truc. C’était déjà l’idée du choc des cultures, que Gihef a amené avec cette idée d’extraterrestres fugitifs. Parce que les premiers extraterrestres, c’étaient des méchants, qui allaient tuer la Terre comme dans La Guerre des Mondes, etc. Puis, il y a eu d’autres approches : District 9, avec des aliens SDF, ou des…

Gihef : …Men In Black.

Janry : On s’est dit que ça serait une bonne idée si on en faisait des planqués. Et puis de fil en aiguille, pourquoi pas les deux.

Gihef : L’un rappelle à l’autre qu’ils sont fugitifs et qu’ils doivent se planquer et rester discrets. Surtout sur Terre.

Janry : Au fur et à mesure se sont accumulés les ingrédients qui allaient faire de Grott & Brott une série qui sera désormais mythique (Rires). Dans dix ans, il y aura les Kroutons (NB : habitants de la planète Krouton, planète d’origine des deux protagonistes), les Prix Krouton à Angoulême…

Gihef : Le Grott & Brott d’Or est attribué à….

Janry : On est déjà prêts à affronter les médias. Ce sont des gags en une page. C’est un exercice excitant, à condition d’avoir bien posé le concept. Dans le cas présent, ce sont des extraterrestres fugitifs, qui ont choisi la Terre, parce que c’est la seule planète de la galaxie, où les extraterrestres (nous) ont deux bras, deux jambes et respirent le même gaz. 

© Janry/ Gihef/ Morgann Tanco/ Kamiti

Et pour aller au bout de leurs méfaits, ils ont choisi comme planque un magasin de nuit, une épicerie de quartier, avec comme mission suprême, de se fondre dans la masse et de se confronter au choc des cultures. Ce n’est pas venu le premier soir. Mais on s’est revu, on a recommencé à discuter et puis, hop, il y a une pierre qui se rajoute. Et puis Gihef me dit que je ne serais pas obligé de le dessiner, parce que Morgann (Tanco) est chaud, et qu’il voudrait lui aussi essayer de faire de l’humour. 

Gihef : Le premier album est passé vite. Alors, effectivement, la difficulté, c’est que je suis plutôt rompu aux histoires longues, enfin aux récits structurés, en un tome, deux tomes, trois tomes, etc.  Là, c’est 44 histoires par album. C’est super chaud de faire 44 histoires. Je lui ai rappelé (NB : Il s’adresse à Morgann Tanco), il n’y a pas longtemps. Il vient de terminer son album Super-Vilains. Je fais de la publicité pour Philippe Pelaez… Merci, Gihef ! [Note : vous pouvez lire notre interview dédiée à Super- Vilains ici]

Et il me dit qu’il vient juste de terminer Super-Vilains et que ce serait bien qu’on lui envoie des gags, là. Il aimerait bien avoir 8 gags ce mois-ci. Mais là, je regarde Janry et je me dis « 8 gags ? Comment on va faire ? » On n’avait même pas 2 gags, c’était compliqué. Je lui dis que c’était moins facile à écrire qu’un Monsieur Vadim ou que L’Élixir de Dieu (que je fais avec Christelle Galland, sa compagne).

Mais, même toi, Janry, tu me dis souvent : « Je suis en train de caler sur Le Petit Spirou. J’ai une super idée, je pense, mais je ne sais pas comment la terminer ». Et juste en parlant, t’arrives à débloquer un truc. C’est bien quand on peut le faire aussi à deux.

Mais c’est super chaud de trouver une idée par gag. C’est une idée qu’on doit exploiter sur 8 cases, et basta. C’est même un gâchis ! En vrai, j’aurais pu garder cette idée pour faire une super histoire, et ici, c’est fumé en une page. 

Ce sont des gags, mais il y a un fil rouge, quand même, parce qu’il y a une progression des personnages. Vous avez pensé à ça en amont ? 

Gihef : Ça s’est fait naturellement, dans la mesure où on n’a pas pensé réellement de manière chronologique. Parce qu’il y a des personnages secondaires qui sont là aussi. Il y a Grott & Brott, puis il y a leur copain malfrat Karott, qui est un vrai boulet qui vient sur Terre et leur dit qu’ils vont pouvoir reprendre leurs affaires, alors que les deux fugitifs ne veulent absolument pas retourner à leur vie d’avant. 

On s’est dit aussi qu’il fallait mettre en place une chronologie, parce qu’on avait plusieurs gags avec les Sacapuciens, des chasseurs de primes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux chiens terriens. Il fallait vraiment faire les choses en les réfléchissant, en les pensant bien.

On parle d’aliens, on parle de science-fiction. Pourtant, finalement, c’est dans un huis clos dans une supérette de nuit, à part quelques scènes… 

© Janry/ Gihef/ Morgann Tanco/ Kamiti

Gihef : Alors, on sort quand même pas mal du magasin… enfin, dans le Tome 2, on en sort plus. À la base, on voulait faire un truc sur les épiciers, mais aliens, pour dénoncer le racisme. Finalement, ça a évolué tout seul vers autre chose et on a commencé à se permettre de faire des gags qui se passaient sur Krouton.

J’ai pas l’habitude de bosser comme ça. Le concept m’a échappé un moment donné. À la base, on avait signé le projet chez Bamboo. Mais au bout d’un moment, notre éditeur nous dit qu’on le perdait un peu, que ce n’était pas du tout ce à quoi il s’attendait. Effectivement, on est nous-mêmes sortis un peu du truc, mais je dirai qu’artistiquement c’est cohérent. 

On est parti sur des gags « tarte à la crème », mais on a aussi de l’absurde et des gags un peu plus sensibles. On parle de femmes qui ont fait une chimio, qui ont plus de cheveux. En face, on a nos E.T. qui n’ont pas de cheveux non plus, qui trouvent les cheveux terriens dégueulasses. Ils tombent amoureux d’une femme qui fait une chimio. Et notre éditeur chez Bamboo nous dit qu’on est allez loin sur cette histoire. Oui, on va loin, mais on aime bien ça, justement. C’est un concept qui peut se prêter à plein de choses. Et c’est grisant.

Janry : Il faut être confiant, parce que le terreau dans lequel on fait grandir la série : c’est nous. Donc, on aborde des sujets comme « metoo », le racisme, etc.

Morgann Tanco : Je crois que tant que les humains feront des conneries, on va les caricaturer (Rires) 

Gihef : C’est un peu ça qui nous amuse. C’est des trucs à la con qui sont peut-être abstraits, mais ça nous faisait marrer d’avoir le décalage d’aliens par rapport aux terriens. Des thèmes comme le Nouvel An, Halloween, etc. C’est des choses qui nous définissent en tant qu’humain, et qui sont quand même bizarres.  

Janry : Morgann, comme tu le dis, tant que l’humanité fera des conneries, vue à travers les yeux d’un alien, il va y avoir du taf…

Morgann Tanco : C’est la base de l’humour. C’est une des mécaniques de l’humour de mettre des personnages qui ont un regard extérieur, face à la connerie de quelqu’un. Donc, on se sert un peu de tout ça. Ou plutôt, Janry et Gihef se servent de tout ça, moi, je suis le manuel.

Gihef : Ne dénigre pas ton travail. Tu mérites ton salaire. (Rires)

Finalement avec leur look humanoïde et leurs problèmes de cœur, ils sont peut-être plus humains que les humains. 

© Janry/ Gihef/ Morgann Tanco/ Kamiti

Janry : L’idée en question est d’ailleurs développée dans la dernière histoire, où l’extraterrestre se dit que sa copine lui manque et son pote lui dit qu’il devrait essayer le marché de l’amour terrien, qu’ils ont des applications pour ça.

Il a des rendez-vous avec plein de terriennes. Avec Gihef qui a fait cette scène-là, l’intention était de réhabiliter des femmes qui pourraient être disqualifiées par le monde dans lequel on vit, comme la femme rasée. Il en est amoureux parce qu’elle n’a pas de cheveux. C’est une parabole. 

Grott et Brott, ce sont des délinquants. On ne sait toujours pas ce qu’ils ont fait de mal. On doit trouver un truc vraiment marrant, parce que la mission ultime en fermant ce bouquin, c’est que le lecteur aimerait connaître ces gars qui ont l’air sympas. On a envie qu’ils deviennent nos potes. 

Morgann Tanco : Oui ! Quelque part, je les trouve plus humains que certains humains. Quand on dit que c’est humain de faire ça… C’est tout aussi humain de tuer quelqu’un finalement que d’aimer quelqu’un. Dans « l’humain », le spectre est large. 

Gihef : J’aime bien me dire qu’on a fait deux personnages qui ne sont pas humains, mais auxquels on s’attache justement parce qu’on les trouve vachement humains. C’est un peu le défi. Leur naïveté est touchante. J’aime bien ça. Finalement, c’est un peu nous. 

Janry : Ils sont obligés d’être animés par la qualité première que les humains devraient avoir : comprendre les autres et s’adapter à eux. Comme pour les migrants qui viennent traverser la Méditerranée et qu’on dit qu’ils viennent piquer notre pognon, notre boulot, etc.. Alors qu’ils fuient un endroit parce qu’ils ne sont pas bien. 

Et sur la caractérisation des personnages : est-ce qu’en amont vous aviez bien verrouillé ? Pour avoir beaucoup d’informations au moment d’attaquer les gags, et avoir un background…

Gihef : Pas vraiment. Comme je disais, ils nous ont échappé. On découvre encore des choses sur eux. 

Janry :  Par exemple, les Sacapuciens. Ce sont donc des chasseurs de prime et on s’est dit qu’on allait leur donner un look à la Men In Black : des chiens avec des lunettes de soleil et tout l’attirail. Mais s’ils sont habillés, la confusion avec les chiens normaux ne joue pas en leur faveur. Et si on a pas anticipé ça, on commet une erreur. Mais, heureusement, comme les Hommes ont une mémoire de poisson rouge, dans le deuxième album, on va oublier les costards. Et ça va passer quand même. (Rires)

Morgann Tanco :  En fait, ils n’avaient juste pas fait gaffe qu’on avait mis des costards. 

Gihef : Tout est sous contrôle… mais pas vraiment !

Ce sera le titre de l’interview ! Comment vous vous répartissez le travail ?

© Janry/ Gihef/ Morgann Tanco/ Kamiti

Morgann Tanco : Ils boivent beaucoup ! (Rires)

Gihef : On se voit, comme des potes. On habite tout près, l’un de l’autre.

Janry : Chaque fois qu’on se voit, c’est en mode plaisir. Et puis, on discute de tout.

Gihef : Et je prends beaucoup de notes. J’ai un dossier Grott & Brott ici [il fait défiler une longue liste de texte sur son téléphone], avec des idées. Donc, quand on se voit, on fait une soirée. On prend l’apéro vers 19h et on finit des fois jusqu’à 4h du matin…. (Rires) Et puis le lendemain, je regarde ce qu’on peut utiliser et ce qu’on peut jeter On se laisse aller, on déconne et puis on prend ce qui finalement est parti de là.

Janry : Gihef me donne parfois l’impression d’exagérer, avec l’angoisse de la page blanche. Mais on est deux. Il suffit parfois d’un mot changé dans un phylactère, où tout d’un coup, la lisibilité devient plus évidente.

Gihef : Des fois, c’est à la virgule près. Mais on a pas le même cheminement du gag : j’essaie de penser d’abord à la chute, alors que lui il pense d’abord à la situation. 

Janry : Dans cet album, ce ne sont pas des gags à chute. Ce n’est pas à la fin qu’on rigole, mais on a un développement des personnages.

Le petit handicap qu’on peut avoir dans ce système de deux scénaristes qui travaillent sur les gags, c’est que l’on a tendance à se dire que si l’un a aimé, c’est que ça doit être bon. On a pas envie d’être dans le rapport de force, alors que parfois peut-être qu’il faudrait se dire qu’il y a un truc à modifier pour que le gag soit super bon.  

Gihef : On n’est pas dans le rapport de force, mais on est quand même assez honnête. 

Morgann, vu que les deux albums sont graphiquement différents, comment tu as géré la variation de style entre les deux ?

M.T. : En fait, ils ne sont pas tant différents, si tu regardes (Rires), mais la différence, c’est la narration. La narration sur Grott & Brott, ce n’est pas moi. La narration, c’est vraiment Janry, c’est-à-dire qu’il m’envoie les storyboards où il y a déjà tout. Moi, j’ai plus qu’à « faire des beaux dessins » et gérer ce que je dois détailler ou pas. Et c’est là que ça été un peu plus dur.

© Janry/ Gihef/ Morgann Tanco/ Kamiti

Mais j’ai commencé Grott & Brott avant de faire Super-vilains. Ce qui fait que dans Super-vilains, il y a aussi des choses dont je me suis servi en termes d’épure. Et puis, ce n’est surtout pas le même coloriste. Parce que dans Super-villains, c’est moi qui fait les couleurs et c’est le studio Cerise dans Grott & Brott, j’étais content parce que Cerise me met en couleur, mais aussi les Soda c’est un peu la bande de quand j’étais petit. Je suis en train de réaliser un rêve de gosse. 

Graphiquement, on a vraiment tâtonné à trois, parce que Gihef aussi est dessinateur. Et Janry, bien sûr. Et on a conçu Grott & Brott à trois. 

Alors, je reçois un croquis de Janry avec le storyboard. Et les croquis de Janry, il y a vraiment tout dessus, c’est hyper détaillé. C’est limite plus difficile de ne pas reprendre son dessin. Il faut vraiment que tu amènes ta part à toi. Et la part de Janry se voit vachement plus. Parce que forcément j’ai des ingrédients de Janry depuis très très longtemps.

Et donc je me suis dit de m’amuser aussi à essayer de comprendre comment il faisait. Et donc les personnages humains ressemblent à ceux de Janry, aux têtes de Janry ,etc.. Mais lorsque tu regardes le bas de Grott (si tu regardes les pattes) et que tu regardes Hugo dans Super-vilains, c’est le même. Les jeans, les machins, les matières, je vais faire la même chose. C’est juste les personnages et la mise en scène qui n’est pas la même, puisque c’est une mise en scène de gag dans Grott & Brott, alors que dans Super-vilains, il une mise en scène sur cinq pages. On est donc un peu plus cinématographique, il ya plus de variations de plans, de lieux, de machin : on est dans de la BD de Fluide Glacial avec des « histoires longues de Fluide Glacial ». 

Alors que Grott & Brott, c’est vraiment de la BD à gags, donc on a un décor qui se répète, mais qui n’est plus juste que synthétisé derrière, une fois qu’on l’a placé. Les personnages sont tout le temps dessinés en entier et rarement en gros plan. 

Et le tome 2 est en route ? 

Gihef : Oui, mais c’est 44 histoires à écrire. L’idée est de le terminer avant la fin de l’année.

M.T. : Tout dépend de mon travail avec Fluide Glacial

Gihef : En tout cas, ce sera pour 2023.

Le tome 1 est disponible ici : Grott & Brott T1 : Nous venons en pet, par Janry, Gihef & Morgann Tanco, Kamiti

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Image principale & extrait : © Janry/ Gihef/ Morgann Tanco/ Kamiti 

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